𝐆𝐎𝐍𝐂𝐎𝐔𝐑𝐓 𝐅𝐑𝐀𝐍𝐂𝐎-𝐀𝐋𝐆𝐄𝐑𝐈𝐄𝐍 : 𝐓𝐀𝐋𝐄𝐍𝐓 𝐄𝐓 𝐄𝐓𝐇𝐈𝐐𝐔𝐄
Le prix Goncourt 2024 a été décerné à l’écrivain franco-algérien Kamel Daoud pour son roman Houris. Une œuvre accomplie et utile. Les réactions qui ont immédiatement suivi cette consécration permettent déjà de dégager trois observations de fond qui en disent long sur les projections algériennes à propos de la francophonie, les ambivalences françaises quant à l’autonomie intellectuelle algérienne et, tout aussi important, le vécu personnel de cet instant de grâce par l’intéressé lui-même.
L’Algérie officielle ignore l’événement. Position cohérente si l’on considère la politique d’éradication de la langue française dictée par les islamistes et mise en œuvre par les institutions. Pour leur part, les élites algériennes francophones expriment en grande majorité un ressentiment inspiré par le statut d’ancien colonisé qu’elles cultivent avec une rare ténacité. On explique que Daoud, consacré par l’ancienne puissance coloniale, dont il a obtenu la nationalité, ne peut qu’en être vassal. Son refus de répandre un antisémitisme, latent dans la communauté nationale et exacerbé par les derniers développements du conflit israélo-palestinien, lui est renvoyé comme une caution des massacres commis à Gaza. Double injustice. D’une part, l’accusation de complicité sioniste qui le poursuit est bien antérieure à la publication de cet ouvrage ; d’autre part, l’écrivain a condamné les horreurs du 7 octobre et les carnages de Palestiniens commis par l’armée israélienne. Il a également exprimé sa compassion pour les victimes civiles gazaouies. Défaits idéologiquement, les contempteurs francophones algériens calibrent leurs jugements sur les anathèmes islamistes. Ils ne doivent pas leur céder la primeur de la francophobie quand il s’agit de s’exprimer sur des problématiques concernant la personnalité algérienne : celle-ci doit d’abord et avant tout s’affirmer dans une posture anti-française. Rares sont celles et ceux qui osent dire que la dimension culturelle française est consubstantielle à leur identité, laquelle n’est pas monolithique. Et tant que cette mutilation n’est pas réparée, l’Algérien ne pourra concevoir aucune mise en perspective structurante de son destin, mais cela est un autre sujet.
De leur côté, les spécialistes français de l’Algérie post-coloniale, généralement recrutés dans les milieux islamo-gauchistes, stigmatisent le lauréat en l’accablant des poncifs distillés pendant les années 90 quand il fallait disqualifier le combat des démocrates, donnés comme affidés des généraux. Cette période est maintenant documentée par plusieurs ouvrages, parmi eux, trois des cinq tomes de mes mémoires qui sont consacrés, pour une large part, à l’analyse de la guerre civile. On peut lire dans ces témoignages écrits par diverses sources que l’armée algérienne, déjà divisée sur la question du fondamentalisme, n’aurait ni gagné la partie ni préservé sa cohésion si une mobilisation citoyenne massive et continue n’avait mis en échec une insurrection armée intégriste carburant au désespoir de la jeunesse et puissamment soutenue de l’extérieur. La gauche française, notamment ses franges extrêmes, digère mal le succès de Daoud car il vient réhabiliter par le biais littéraire un combat qu’elle s’était méthodiquement employée à diaboliser pendant la décennie noire. Les tuteurs français de la conscience algérienne reprochent à l’indigène de ne pas être celui dont ils ont défini et validé les standards. Un racisme en creux qui, au fond, n’a rien à envier à celui des revanchards de l’Algérie française.
Restent les réactions et commentaires de l’heureux récipiendaire. On est partagé entre l’envie de s’associer à la joie légitime d’un auteur qui doit non seulement mériter par son talent sa reconnaissance mais la justifier contre des procès iniques - algériens ou français - ou bien exprimer sa circonspection devant des propos qui occultent des luttes et sacrifices de femmes et d’hommes qui se sont battus contre l’islamisme et sauvé leur pays. Ces combats ont peu ou prou rendu possible sinon l’écriture de son roman, du moins facilité sa publication à Paris, place forte du tiers-mondisme compassionnel où il aurait été, il y a à peine une quinzaine d’années de cela, catalogué comme éradicateur menaçant les réconciliateurs ; entendre les islamistes et leurs soutiens. Dans l’édition du Point du 8 août, Kamal Daoud affirme : « De 20 ans à 30 ans, je ne les ai pas vu ces années, je ne les ai pas vécues ». Comment se présenter en narrateur attitré des malheurs que l’on n’a ni vus ni vécus ? Cela n’est pas un oubli, c’est une amnésie mémorielle, une faute. Signe que cette interprétation est un choix politique, la même lecture est reprise dans le Point du 7 novembre où il déclare : « Sortir du religieux, ce n’est pas claquer une porte mais en ouvrir une nouvelle. Et il faut que celle-ci ouvre sur un sentier. Aucun intellectuel dans le monde dit « arabe » d’alors ne m’a proposé ce chemin. » A l’entendre, seuls Mohamed Dib, Alloula et Maïssa Bey dont nul, par ailleurs, ne conteste l’apport culturel et l’engagement intellectuel, seraient dignes de considération. Kateb Yacine dont l’œuvre fut une ode à l’émancipation personnelle, notamment du dogme islamiste, Mammeri emblématique inspirateur de l’Algérie plurielle, Sansal, Mimouni, Mohia, Adonis, les féministes Nawal al Saadaoui et Assia Djebar, ou Nagib Mahfouz, Tahar Djaout et Matoub, ces trois derniers ayant subi dans leur chair les attaques islamistes, n’auraient rien dit, rien écrit, rien proposé.
Pourquoi faut-il donc céder à la tentation de la néantisation des idées de grandes figures et des luttes citoyennes qui sont l’honneur des sociétés ayant vaincu l’asservissement pour mettre en valeur un livre dont nul lecteur de bonne foi ne conteste la valeur ?
Cette tendance à saisir la récompense du Goncourt pour se poser en premier et unique résistant de la vie nationale à avoir pensé et agi soulève des problèmes éthiques, intellectuels et politiques.
C’est un compatriote qui n’a pas hésité une seconde à témoigner publiquement sa solidarité quand Daoud fut victime d’une fatwa intégriste qui déplore cette inclination. C’est aussi un ancien dirigeant d’une formation politique démocrate et laïque, que, par ailleurs, il décrit comme « un parti anti islamiste » qui a enterré 123 militants tués par les hordes islamistes qui se voit aujourd’hui contraint de rappeler ce qui relève de l’évidence : des universitaires, des journalistes, des artistes, des syndicalistes, des militants de la sphère politique et de la société civile ont lutté dès les premières manifestations du fondamentalisme islamiste. Beaucoup, il le sait, peuplent aujourd’hui les cimetières. Alors, pourquoi cet aveuglement ?
Par ailleurs, évoquer, comme il le fait souvent, les stéréotypes faisant état d’un hypothétique imperium algérois déconnecté des réalités – une dénonciation mimétique du parisianisme - qui étoufferait les vertus provinciales est inexact et injuste. Pour des considérations politiques, sociologiques et historiques connues, la capitale algérienne, dont la majorité des populations, d’extraction sociale modeste et d’origine urbaine récente, est probablement l’une des métropoles les plus en phase avec le pays profond. La relation fusionnelle qui s’établit spontanément entre les manifestants de l’intérieur du pays et les Algérois lors de l’insurrection citoyenne de 2019 est l’une des preuves les plus évidentes de l’absence de clivages opposant frontalement ruralité et citadinité. Là encore, il n’est pas besoin de disqualifier Alger pour valoriser Oran. De même, était-elle nécessaire cette défiance au sujet de ceux qu’il appelle « militants berbéristes » que l’écrivain assimile aux islamistes et dont il évacue les revendications politiques en arguant qu’il « préfère les fruits aux racines » ? On l’a vu mieux inspiré. Au soir de sa vie, l’historien Mohamed Harbi qui fut, pourtant, longtemps favorable à l’arabisation totale, vient d’écrire : « Les fondements de la société algérienne demeureront inachevés tant que cette question [ linguistique ] n’est pas résolue. »*
Pourquoi Daoud, écrivain qui assure vouloir libérer la société des slogans de la pensée unique ne parvient-il pas à s’extraire d’un préjugé sociologique qui mine l’Algérie, État, nation et société ?
Et quand Kamel Daoud interviewe le candidat Tebboune qui sera élu en 2019 avec un taux de participation inférieur à 7%, on est sidéré par les imprécations qu’il lance contre les Algériens qui décidèrent de boycotter un scrutin qu’ils considéraient, à juste raison, comme étant joué d’avance. Aujourd’hui, lui-même prend ses distances avec un système dont il déplore les archaismes et les violences.
Ces rappels ne visent pas à nourrir une polémique mais à rappeler à la cohérence intellectuelle un homme qui revendique et attend de tous rigueur conceptuelle et intégrité morale.
Camus avec lequel Daoud cherche à construire une proximité n’a pas choisi d’être seul. Il assuma une solitude qui lui fut imposée par les circonstances après avoir essayé, en vain, de provoquer des convergences vers une troisième voie récusée par l’Histoire.
Encore un mot sur le registre algéro-français. Daoud apporte sa part de vérité à une ancienne épopée citoyenne dont nous devons renforcer les ressorts et honorer les messages. S’il est vrai, comme il le dit, que les Algériens furent bien isolés quand il fallut affronter ce qui deviendra une pandémie théocratique qui n’épargnera aucune terre, aucun peuple, il serait, pour le moins indélicat, de ne pas se souvenir des Français qui se tinrent contre vents et marées au côté des patriotes algériens et qui eurent d’autant plus de mérites qu’ils n’étaient justement pas nombreux. Dans ces moments de confusion et de renoncements, je pense à des journalistes comme Daniel Leconte, Frantz Olivier Giesbert, Claude Cabanes, André Potard…ou des politiques tels que Bertrand Delanoë, Hubert Vedrine, François Bayrou, Clause Estier…qui se levèrent contre les appareils de leurs partis respectifs et un « qui-tu-quisme » aussi hégémonique que dévastateur puisqu’en tissant le voile du doute, ce questionnement toxique exonérait les islamistes de leurs crimes, y compris de ceux qu’ils revendiquaient.
Personne ne reprochera à Kamel Daoud d’avoir été happé par un fléau auquel le système algérien a livré école, justice, mosquées et médias. Mais il ne peut dénoncer le régime qui impose le refoulement sur un drame qui peut resurgir au plus mauvais moment et de la pire des manières parce que, précisément, le peuple a été privé de sa catharsis et, en même temps, amputer la mémoire collective de faits et décisions qui furent salutaires pour la nation au motif qu’il n’en est pas l’artisan ou qu’il les a combattus.
Par respect aux morts et devoir envers les générations futures, mais, plus simplement, par exigence de vérité, nous avons la responsabilité d’interpeller Daoud lorsque l’ivresse du succès embrume l’esprit mais aussi nous tenir résolument à ses côtés quand il est agressé par ceux des nôtres qui refusent les réalités de l’Histoire et ceux, en France, qui se sont improvisés tuteurs de notre libre arbitre et qui nous dénient le droit de dire et de vivre nos vérités en lieu et place de celles qu’ils nous ont fabriquées.
Si nous ne le faisons pas, d’autres utiliseront des arguments justes pour réhabiliter de mauvaises causes.
*Le Matin d’Algérie du 28 octobre 2024