Saïd Sadi. Auteur, fondateur du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) : «Les falsifications de notre passé sont à l’origine de l’impasse»
Le fondateur du RCD, Saïd Sadi, sort aujourd’hui le deuxième tome de ses Mémoires intitulé La fierté comme viatique (1967-1987) (éd. Frantz Fanon). Dans cet entretien exclusif à El Watan, Saïd Sadi revient sur l’émergence d’une jeunesse qu’il qualifie d’«atypique». «Nous avions décidé de changer le monde non pas en postulant au pouvoir, mais en posant patiemment et méthodiquement les bases d’une société démocratique. Peu nous importait le temps que cela prendrait. Nous travaillions pour qu’un jour le peuple fraternel et souverain se fasse entendre», relève-t-il. Dans le récit poignant, qui couvre vingt ans de la vie du militant, Sadi apportera avec le style attachant qui est le sien un témoignage inédit sur des faits saillants de l’histoire nationale marquée par l’emprise oppressante d’un régime autoritaire.
Propos recueillis par Nadir Iddir
-Vous publiez aux éditions Frantz Fanon le deuxième tome de vos mémoires, intitulé La fierté comme viatique. Vous faites le récit poignant de l’émergence d’une jeunesse que vous qualifiez d’«atypique». Avec vos camarades, vous avez refusé, comme vous le dites, le ralliement à un régime issu d’un coup d’Etat «maquillé en redressement révolutionnaire». En quoi votre génération est-elle atypique ?
Ce deuxième tome relate l’engagement politique d’une jeunesse singulière qui a culminé en avril 1980. En quoi cette génération fut-elle atypique ? Je serais tenté de dire : aujourd’hui en tout. Quand je remonte le cours de cette tranche de notre vie, je suis d’abord frappé par notre ferveur. Nous manquions de tout et certains d’entre nous ont même eu faim. Mais nous n’avions pas retenu comme ambition notre sécurité alimentaire, comme il aurait été légitime de le faire. Nous avions décidé de changer le monde, non pas en postulant au pouvoir mais en posant patiemment et méthodiquement les bases d’une société démocratique. Peu nous importait le temps que cela prendrait. Nous travaillions pour qu’un jour le peuple fraternel et souverain se fasse entendre. Compte tenu de l’état des lieux, certains disaient que notre démarche était naïve, audacieuse, prétentieuse ou inconsciente. Nous étions en effet des enfants de la guerre préparés à vivre l’indépendance dans une solidarité idyllique. J’ai raconté dans le tome I comment notre rêve fut pulvérisé quand l’armée des frontières lamina les derniers maquisards de l’ALN qui avaient survécu à sept ans de guerre. La destitution du GPRA dont nous avions entendu nos parents célébrer les qualités fut un désenchantement qui pouvait ébranler l’esprit de n’importe quel adolescent. Après l’échec du FFS et le coup d’Etat de Boumediène, les adultes se murèrent dans le silence. Nous étions donc une génération vouée à la rancœur, à la soumission et à l’amnésie. Nous avions récusé ce sort. Un exemple. En 1968, le responsable de la kasma du FLN d’Aghribs m’invita en tant qu’étudiant du village à me rendre à Fréha pour offrir un bouquet de fleurs à Boumediène à l’occasion de la visite qu’il avait effectuée dans la région pour lancer le programme spécial. J’avais répondu que je ne voulais pas serrer la main à l’assassin de Mohamed Khider. Avec le recul, ce qui peut surprendre, c’est la façon avec laquelle nous avions, sans tutelle organique ni formation politique académique, transformé une déception et une frustration en énergie créatrice qui a inauguré un combat pacifique inconnu des traditions de lutte algériennes dominées par le rapport de force. Aujourd’hui, on estime normal d’entendre les manifestants crier dans la rue «Pacifique, talwit ou silmiya». Ces comportements civiques sont le résultat d’une lente et laborieuse pédagogie. Il y eut bien des drames avant de voir ces notions devenir conduite sociale, puis acte politique. Construire une doctrine qui ne renvoyait pas à la mécanique exclusive de la lutte des classes, mais à une synergie greffant culture et démocratie était pour le moins originale. Partir du déni identitaire et élaborer un projet de société alternatif cohérent et crédible n’était pas quelque chose de classique ou d’évident. J’ai essayé de revisiter ce cheminement particulier en narrant avec le plus de justesse possible les sentiments qui nous animaient à l’époque. J’espère y être un peu parvenu.
-Comment s’est constitué votre groupe ?
Progressivement et sous l’effet de diverses conjonctures. J’ai abordé précédemment le premier élément de notre éveil qui fut le cataclysme psychologique né du coup de force perpétré par le duo Ben Bella-Boumediène. Pour un certain nombre de raisons, cet outrage, qui pèse encore aujourd’hui sur notre destin, a été vécu plus douloureusement en Kabylie. Il y avait d’abord la permanence des Djemaâ auxquelles nous pouvions assister sans y prendre la parole et où le débat perdurait vaille que vaille. Ce qui s’y commentait nous atteignait et imprégnait notre imaginaire. Par ailleurs, l’arabo-islamisme tapageur de Ben Bella avait mis objectivement la Kabylie dans une situation de marginalité qui la désignait comme cible potentiellement toxique pour la nation. Cela ne laissait pas beaucoup de choix pour des jeunes qui voyaient leurs parents courber l’échine après l’indépendance alors qu’ils étaient engagés corps et âme dans la guerre de Libération. L’autre donnée qui aida à l’addition de nos énergies fut évidemment la lecture intime du mouvement national et notamment ses moments les plus denses. La compréhension de la crise de 1949 fut une première alerte et la découverte de la Plate-forme de la Soummam représenta pour nous un moment cristallisateur de notre pensée politique. Enfin, à l’université, deux hommes – qui pourtant ne se parlaient pas – furent de belles boussoles pour nous : les écosystèmes culturels créés par Mouloud Mammeri et Kateb Yacine furent, chacun à sa manière, nos incubateurs d’idées. Néanmoins, la construction d’un projet démocratique innovant fut le fait de jeunes libérés de tout complexe. C’est donc hors du champ politique conventionnel et de façon tout à fait pragmatique que nous en vînmes à structurer progressivement une vision qui puisait dans les substances historiques performantes pour modeler, par la culture, un quotidien largement contraint par une doxa aliénante. Tout cela nous permit de concevoir ce que l’on appelait la doctrine des poupées russes. Pour des raisons historiques, sociologiques et culturelles, la Kabylie était notre source d’inspiration première. Nous postulions que ces expériences devaient faire remonter la sève démocratique nationale mise à l’arrêt par l’hiver populiste. Pour nous, la vigueur algérienne allait ensuite nécessairement influencer la scène nord-africaine qui devait se réapproprier son substrat amazigh afin de contribuer à faire de la Méditerranée occidentale un espace de paix et d’échanges féconds. Naturellement, cette ambition a mis du temps à se préciser. Ce sont les petits pas constitutifs de cette genèse (émissions radio, pièces de théâtre, conférences, publications comme la revue Tafsut, recherches universitaires ou profanes…) qui sont rapportés dans ce deuxième tome. On y apprend comment des esprits pèsent sur l’événement au lieu de le suivre passivement ou le subir. C’était très moderne comme démarche. La pensée capte la situation, l’analyse et la restitue dans une vision prospective. Cet ouvrage n’était pas destiné à cet effet, mais cette démarche peut être bien utile à redécouvrir aujourd’hui quand on voit une insurrection citoyenne majeure peiner à se trouver des cadres et des objectifs qui lui donnent sens et des perspectives. Enfin, et pour répondre complètement à votre question, on retrouvera dans ce récit les profils des camarades qui ont participé à cette épopée. On ne s’engage pas dans une telle saga par hasard. Les portraits que j’ai redécouverts avec émotion lors de cette écriture me confortent dans l’idée que les personnes qui ont participé à cette fabuleuse aventure devaient avoir des qualités humaines particulières pour faire preuve de tant d’abnégation, d’endurance et de ferveur dans une démarche où il n’y avait que des coups à prendre. Cela étant dit, j’ai bien conscience que mon jugement sur notre groupe n’est pas le plus objectif.
-Un épisode important avait marqué vos débuts d’étudiant en médecine à l’université d’Alger : l’exclusion de la cantatrice et écrivaine Taos Amrouche du Festival panafricain (Panaf – 1969). Ce moment, «qui aurait pu être, comme vous le notez, une révolution citoyenne par la culture resta lettre morte». Pourquoi ce mépris du pouvoir envers les cultures locales ? S’explique-t-il uniquement par le contexte panarabiste de l’époque ?
D’abord, il faut rappeler que le Panaf fut un éblouissant moment culturel et qui reste à ce jour sans équivalent. Il ne connut pas l’accomplissement politique à la mesure de l’engagement et des talents que les artistes et les intellectuels avaient offert, car en amont, les dirigeants, à commencer par ceux du pays d’accueil, manquaient de vision. Le potentiel culturel révélé par le continent africain à l’été 1969 appelait une capacité et une volonté politiques à comprendre que la culture était le moteur le plus fiable pour forger la citoyenneté garante de la sécurité et de la souveraineté des peuples. Alger a fait du Festival panafricain une espèce de foire où l’on utilisa la beauté des corps et des voix pour défier l’Occident au lieu de prendre appui sur l’énergie vitale des nations afin de se poser comme partenaire d’un monde à faire naître par l’apport de chacun. Pour être à la hauteur d’un tel rendez-vous, il eut fallu un Mandela ou un Gandhi. Ils n’existaient pas à Alger. Plus tard, certains ont estimé que si le Panaf avait eu lieu au moment où Boumediène, peut-être revenu de la griserie du pouvoir, avait appelé Lacheraf à l’Education nationale, l’hypothèse d’une transformation fondatrice de la manifestation aurait pu être envisagée. J’ai insisté à dessein sur la façon dont Taos Amrouche avait été éliminée d’un festival où l’on chantait en zoulou, swahili, bambara, nubien, arabe, français, anglais, sauf en… amazigh. Pour Boumediène, l’amazighité était une tare dont il fallait soulager l’Algérie. L’exaltation panarabiste qui poussait à la haine de soi a évidemment joué, mais il y avait déjà une crise morale plus générale. La décision de Boumediène, qui avait personnellement interdit la participation de Taos Amrouche, l’avait moins heurtée que la fuite des intellectuels qui se pressaient chez elle à Paris pour saluer son travail. Ses paroles résonnent encore dans mes oreilles : «Tu sais mon frère, du courage, il y en a eu une telle consommation pendant la guerre qu’il ne doit plus en rester beaucoup chez nous.» C’est là que j’ai décidé de demander aux amis du Cercle de culture berbère d’organiser une conférence-gala avec Taos à la cité universitaire de Ben Aknoun. Ce fut une soirée mémorable. Une fois de plus, la base citoyenne a compensé la défaillance des élites organiques. La problématique est toujours d’actualité.
-L’affaire «Cap Sigli» a suscité des témoignages parfois contradictoires. Vous apportez le vôtre sur ce «cas typique des invariants politiques de la vulgate algérienne, quand il fallait détourner l’opinion publique des grands problèmes du pays»…
Le hasard de la vie a voulu que je vive aux premières loges cette provocation, puisque j’étais médecin à Azeffoun, située à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Cap Sigli. Dès le lendemain du parachutage d’armes effectué en pleine nuit par un avion marocain, la version donnée par des patients révélait des faits troublants, à commencer par l’arrestation immédiate de ceux qui étaient censés réceptionner le largage. Boumediène était agonisant, les clans n’ayant pas encore soldé leurs comptes, la sécurité militaire devait faire diversion. Quand le pouvoir algérien n’a pas le temps de se retourner, il a toujours à disposition une soupe politique prête à être réchauffée : le péril kabyle. C’est une constante dans le régime qui, par ailleurs, se pose en garant de l’unité nationale. Dans les pays qui se respectent, une telle manœuvre aurait fait l’objet d’une commission d’enquête parlementaire, suscité des investigations journalistiques, inspiré des documentaires, voire un film. Je fais état d’informations, données aussi par votre journal, qui demandent plus de vérification et qui évoquent une connivence entre le makhzen et le FLN dans cette opération. Ce ne serait pas la première fois que les factions conservatrices des deux pays se liguent pour cultiver les tensions entre nos deux peuples et perpétuer leur hégémonie sur la région. Quand Gaïd Salah décida de faire emprisonner les porteurs de l’emblème amazigh alors que le pouvoir vacillait devant la mobilisation de la rue, cela participait encore de cette obsession de désigner le Kabyle, et plus généralement l’Amazigh, comme menace devant laquelle doit s’imposer l’alliance sacrée.
-Vous évoquez aussi l’affaire dite des «poseurs de bombes», qui provoqua, vous le précisez, «un malaise dans les rangs des militants». Vous avez décelé dans cet événement une volonté des autorités de «parasiter par la violence une dynamique qu’elles n’arrivaient pas à cerner et à ralentir»… Qu’en est-il ?
Il faut savoir que lorsque survint cette affaire en 1976, nous avions atteint une dynamique de création artistique et culturelle qui imprégnait la société bien plus que les productions de commande du pouvoir. Malgré les censures et les interruptions de nos émissions au plus fort de leur audience, la radio kabyle recevait plus de courriers des lecteurs que les chaînes arabophone et francophone réunies. En 1973, la pièce de théâtre de Ben Aknoun, qui se jouait en kabyle, avait remporté le deuxième prix au Festival du théâtre universitaire méditerranéen à Tunis, le premier prix ayant été décerné à la troupe palestinienne pour des considérations politiques. Boumediène, qui avait déclaré : «J’arabiserai jusqu’à ce que les enfants ne comprennent plus leurs parents», était bien ennuyé par la renaissance d’une identité culturelle qu’il n’avait de cesse de nier, décrédibiliser ou combattre. D’où l’idée de la provocation des poseurs de bombes. Le groupe fut infiltré dès le départ par la sécurité militaire, et l’aventure brisa à jamais la vie de militants, dont certains, à l’instar de Mohamed Haroun, avaient consacré leur vie à notre cause. Cette manipulation nous avait perturbés et même déstabilisés un certain temps. L’objectif du pouvoir était de nous entraîner sur le terrain de la violence pour justifier sa répression et donner un coup d’arrêt à un mouvement qui travaillait la société en profondeur et sur lequel il n’avait aucune emprise.
-Etudiant très actif, vous décidez de vous engager politiquement dans une période difficile (charte nationale, intégration dans le FFS, etc.). Qu’est-ce que faire de la politique sous un régime autoritaire ?
Nous avions décidé de lutter à drapeau déployé. La promulgation de la charte nationale avait changé la donne. Elle avait définitivement verrouillé le pays par un diktat idéologique qui criminalisait la pensée autonome. Nous devions trouver un point d’appui politique reconnu pour donner de la consistance à un travail entamé à la base depuis une dizaine d’années. Les contacts entrepris en direction des partis traditionnels, comme le PAGS ou le PRS, auxquels nous tentions de faire partager notre construction de la cité démocratique par les ferments culturels et les sédiments historiques de l’Afrique du Nord, échouèrent. Le lecteur trouvera dans ce récit la complexité de la négociation menée avec Aït Ahmed. Elle aboutit laborieusement mais nos logiciels étaient trop différents. L’accord trouvé fut une forme de contrat de cogestion, où le FFS trouvait une base bien formée et nous une figure qui pouvait donner plus de visibilité à notre mouvement. L’alliance ne résista pas à l’épreuve de réalité, quand il fallut assumer, en avril 1980, l’approche culturelle du projet sociétal algérien. Cela était normal. Il y avait un personnel politique pétri par un mouvement national dont les dogmes ne cadraient plus avec les référents d’une génération qui avait fondamentalement renouvelé sa vision et sa conception de la matrice nationale. Nous avions accompli notre mission avec détermination et loyauté. Quand notre génération quitta le FFS, nous nous étions interdit de rendre public notre désaccord pour ne pas donner prise à d’éventuelles manipulations du pouvoir. Sur le terrain, notre activité était ardue et périlleuse. Il fallait agir dans la clandestinité, prospecter dans un monde politique dépourvu de sources d’information et de repères et évoluer sans grands moyens dans une société terrorisée. Le stress était permanent, mais l’intime conviction de devoir avancer et innover aidait à relativiser les risques. Nous étions sur la ligne des crêtes.
-Un événement majeur interviendra en 1980, alors que vous étiez médecin à l’hôpital de Tizi Ouzou. Qu’est-ce qui a favorisé l’émergence en force du mouvement berbère à ce moment précis de l’histoire du pays ?
L’annulation de la conférence de Mouloud Mammeri aurait pu rester sans lendemains si tout le travail dont nous venons de parler n’avait pas été mené des années durant sur plusieurs domaines et avec un dévouement et une rigueur intellectuelle constants. Par ailleurs, Avril 1980 s’est réalisé dans une modernité politique qui a malheureusement reflué depuis. Les militants partisans et les syndicalistes ont su trouver des positions consensuelles quand l’essentiel était en jeu. Ancrée dans la philosophie soummamienne, la génération d’Avril 1980 dessinait le futur algérien. J’ai retracé des moments critiques où tout pouvait basculer à la suite d’une susceptibilité, d’une maladresse ou d’une provocation, mais où la lucidité et le sens de la responsabilité, c’est-à-dire le souci de l’intérêt général, ont permis de dépasser bien des écueils. Des militants ont désobéi à leur parti ou en ont démissionné quand ils furent sommés de se retirer de ce que leurs dirigeants considéraient comme un «combat secondaire» alors qu’eux avaient la conviction qu’ils étaient dans le réacteur de l’histoire. Cet engagement partagé sur le terrain a permis d’associer les populations à la désobéissance civile à travers les marches, les grèves générales, les occupations des unités du secteur public… Grâce à cette maturité, nous avons pu faire face aux pressions et manœuvres du pouvoir et donner un élan politique à un mouvement qui est devenu un moment charnière des luttes démocratiques du pays et même de toute l’Afrique du Nord. Ce sont ces épreuves et ces acquis que j’ai voulu restituer pour offrir la substance la plus complète possible aux universitaires chargés d’étudier les mouvements sociaux et politiques et apporter de la matière première aux hommes de culture qui seront appelés à mettre en scène cette séquence déterminante de notre histoire contemporaine.
-Votre engagement est aussi culturel (Colloque de Yakourène, écriture (Askuti), direction d’une revue semi-clandestine, Tafsut…). Vous êtes un lecteur frénétique et un auteur constant. D’où puisez-vous cette énergie pour abattre ce travail ?
La réponse à cette question se trouve dans le récit. Une des formes de notre combat consistait à vivre libres et hors de la bulle sociale chloroformée par le pouvoir. Lire, se former, s’émanciper, produire pour animer des espaces de débat et écrire pour sensibiliser et témoigner étaient évidemment une charge mais aussi une grande satisfaction. Nous avions réussi à construire un monde parallèle de réflexion autonome et de stimulation des esprits. C’était très gratifiant. Nous maîtrisions notre destin et lui conférions le sens que nous avions choisi. Nous étions heureux, nous n’avions pas l’impression de nous sacrifier et nous vivions pleinement nos existences. C’est d’ailleurs dans le cadre de notre milieu militant que j’ai rencontré celle qui deviendra mon épouse et qui a partagé avec moi une vie rude mais féconde. Cette sensation de liberté et d’accomplissement nous comblait. Et au fond, nous voyions bien que les affidés du pouvoir enviaient notre fierté. Il y avait des périodes de grandes difficultés et de douleurs, mais elles étaient compensées par la densité avec laquelle nous gouttions les moments de quiétude. Il y a tant de choses à faire en 24 heures quand on distingue l’essentiel de l’accessoire.
-Vous évoquez dans les derniers chapitres de ce second tome de vos Mémoires les sévices subis par vos camarades et vous-mêmes, quand vous fûtes arrêtés en 1980 et 1985. La torture est une réponse constante face aux revendications des opposants. Une explication ?
La narration précise de ces épreuves a plusieurs raisons. D’abord, il fallait dire les choses pour l’histoire tout en démontrant que la conviction peut être plus forte que la torture. Ensuite, il était important de rappeler qu’un pouvoir qui se construit par la violence a tendance à la reproduire par réflexe à chaque fois qu’il est contesté ou simplement contrarié. Par ailleurs, j’ai fait état dans ce récit de cas où des tortionnaires se sont confiés à nous pour se dévoiler en tant que victimes de leurs propres dérives. Il n’y a pas de tortionnaires heureux. Le roman Askuti écrit en amazigh est en fait une version romancée mixant deux vies de jeunes pris dans l’engrenage de l’addiction et de la torture. Ce fléau doit être combattu sans relâche, car une fois qu’il s’est instillé dans les institutions, il devient une pratique sociale banalisée, voire légitimée, qui détruit impunément la victime, avilit le tortionnaire et disqualifie durablement l’Etat dans sa fonction d’instrument d’arbitre et de régulateur de la cité. Les supplices subis récemment par le jeune Walid Nekkiche notamment sont là pour nous rappeler que l’on n’est jamais assez vigilant contre la torture. Ce sont aussi les sévices subis qui nous ont conduits à lancer la Ligue des droits de l’homme et la section d’Amnesty International. Ce dossier, comme ceux de la problématique identitaire, de la refondation nationale ou de la projection géopolitique dans Tamazgha sont au cœur des sujets qui agitent l’Algérie. Vous avez commencé cet entretien en évoquant l’émergence de cette génération atypique que Mohamed Harbi avait appelée «les miraculés de l’histoire». J’espère avoir contribué par ce tome II à restituer la vérité des faits sur l’une des périodes les plus précieuses de notre histoire moderne. Les falsifications, les mutilations et les interprétations tendancieuses de notre passé sont, hélas une maladie chronique qui est, pour une bonne part, à l’origine de l’impasse algérienne. Puisse ce travail en inspirer d’autres et libérer la parole sur les épisodes de notre patrimoine mémoriel restés en jachère. Ce n’est qu’à ce titre que nous serons les acteurs de notre destin.