8 Décembre 2019
Hier encore, les Algériens sont sortis massivement du nord au sud et de l‘est à l’ouest pour revendiquer une Etat civil et non militaire, c’est à dire une rupture avec le système qui nous a privé de notre liberté et spolié de nos ressources.
Depuis le 22 février, les citoyens n’ont changé ni de stratégie ni d’objectifs.
La stratégie est restée pacifique et unitaire malgré les provocations et abus quotidiens de l’état-major qui gère le pays comme à l’époque du parti unique; l’objectif du peuple est invariable : l’avènement d’un Etat démocratique et social.
Aujourd’hui, nous sommes à la veille d’une imposture électorale et, faute de disposer d’une représentation crédible, les citoyens s’organisent comme ils le peuvent pour désamorcer une opération de restauration du régime qui, du reste, ne réglera rien puisqu’elle vise plus à introniser le proconsul des tuteurs du Golfe qu’à doter notre pays d’un chef d’Etat.
Il est donc normal et utile de tout faire pour disqualifier ce défi à la raison et cette atteinte à l’honneur national. L’appel à la grève générale qui semble enfin faire consensus doit être relayé partout et par tous pour lui assurer le maximum de chance de réussite.
Plus ce non scrutin est dégradé, mieux la suite de la lutte sera appréhendée.
Nous devons rester vigilants, mobilisés et unis car après le 12 décembre, le pays restera sous tension. Il faut anticiper cette accélération de la crise en pensant à mieux préciser le contenu de l’élan révolutionnaire, organiser nos énergies et définir les priorités de nos actions.
Il faut le dire et le redire, aucune révolution n’a atteint ses objectifs sans clarification de sa démarche et l’organisation de ses rangs.
Ulac tazekka yulin mebla lsas,
Ulac axxam irekden mebla aqerruy.
Trop de temps a été perdu et nous voyons que ce qui était possible au printemps dernier ne l’est plus aujourd’hui.
Pourquoi le régime n’est toujours pas tombé après une telle mobilisation ?
Pour sortir d’une impasse historique aussi ancienne et complexe que celle qui sévit en Algérie, il faut trois cas de figure.
Soit qu’une partie du régime, animée par des forces patriotiques, s’impose et s’engage dans la voie de la légitimité populaire pour construire un système démocratique.
Cette hypothèse n’est pas à l’ordre du jour en Algérie. La faction qui exerce le pouvoir de fait n’a rien à envier à celle qu’elle a été contrainte de lâcher sous la pression de la rue. Les médias publics sont revenus à la période glacière et la justice est plus vassalisée que jamais. Aujourd’hui, personne n’est sûr de rentrer chez soi après une manifestation et les magistrats qui ont pris l’engagement devant le peuple, au nom duquel ils exercent leur mission, de ne pas juger les manifestants se sont reniés au premier claquement de doigt du pouvoir de l’ombre.
Il faut donc, une fois pour toute, arrêter de spéculer sur un éclair de lucidité qui viendrait de dirigeants qui ont vécu dans l’impunité et exercé leurs responsabilités dans l’illégitimité et, souvent, dans l’opacité érigée en code intangible par la police politique.
L’autre éventualité est que, sous la pression populaire, un affrontement engendrant la neutralisation des clans provoque un vide institutionnel sur lequel des acteurs, légitimés par leur parcours, entreprennent une transition nationale. Sauf bouleversement improbable, cette opportunité demeure une hypothèse basse car, d’une part, le nettoyage a été fait par le clan dominant dans les centres névralgiques du pouvoir et, d’autres parts, aucune faction ne souhaite un changement de système.
Il reste la troisième possibilité : la révolution citoyenne, ayant clairement et durablement exprimé ses exigences, se donne le droit et les moyens de les faire aboutir. C’est ce qui n’a pas été fait. Il est fondamental de traiter cette incapacité, quitte à insister sur des aspects qui ont été déjà soulignés par divers acteurs et observateurs de la scène nationale. La jonction élites-peuple doit s’opérer d’autant plus rapidement que ces dernières, fragilisées par la précarité et l’autoritarisme ambiant, ont vu leurs rangs se contracter considérablement du fait de l’exil massif de ces dernières décennies.
On ne peut pas espérer avancer sur la voie démocratique quand des acteurs souscrivant formellement au changement s’empressent de dénoncer une timide mais salutaire résolution du parlement européen condamnant les abus de l’armée alors que ces mêmes voix sont restées muettes devant des immixtions patentes et répétées de pétromonarchies qui ne cachent même plus leur prétention à faire valider le candidat qu’elles ont adoubé.
Cette aliénation, vieux reflexe du nationalisme grégaire des années de plomb, n’aurait pas été problématique si elle avait été assumée par des personnes n’insérant pas leur discours dans celui de la révolution.
La révolution est libérée des tabous de la pensée unique. Elle doit se démarquer des agents s’abritant derrière la radicalité populaire pour distiller leur tergiversations clientélistes. Demain, c’est à dire maintenant, nous aurons en face de nous ces spectateurs de l’Histoire quand il faudra appréhender le dossier de la construction de l’Afrique du Nord démocratique comme nous les avons eu devant nous quand il fallait défendre le pluralisme, les droits de l’Homme ou la surveillance internationale des élections ; autant de dossiers qu’elles ont combattus avant de s’y rallier contraints et forcés.
Pour grandir et être entendue pour ce qu’elle est, c’est à dire une rupture radicale avec l’ancien système, cette révolution a besoin de se faire entendre de par le monde. Sinon, comme d’autres révolutions, elle risque d’être emportée par les concessions économiques que les despotes n’ont aucun scrupule à consentir.
Notre problème actuel est à la fois clair et paradoxal. Notre peuple peine à armer politiquement ses élites qui ont démissionné de leur fonction d’avant-garde. Il nous faut remédier à cette mutilation.
J’espère que nous aurons à y revenir dans le débat mais cette faille peut et doit être comblée, au moins en partie, par une irruption plus organisée de la diaspora appelée, une fois de plus, à jouer son rôle d’animation stratégique dans une entreprise de libération nationale. On entend déjà dire que l’Histoire d’aujourd’hui n’étant pas celle d’hier, l’émigration ne peut avoir le poids et la mission politique qui étaient les siens dans le Mouvement national. Oui, la situation a beaucoup changé, mais la diaspora a, elle aussi, changé. Sa qualification, la révolution numérique, sa jeunesse et sa récente implantation sont autant d’atouts qu’il nous faut valoriser dans cette phase de conquête démocratique et, demain, quand sonnera l’heure de construction nationale.
On le voit bien, le sujet de l’affront électoral de ce 12 décembre qui nous occupe et révolte légitimement en tant que patriotes, doit aussi être évalué à l’aulne de la perspective démocratique qui est notre véritable défi.
On observe, en effet, qu’en dehors de la rue, globalement constante dans son expression politique et malgré des tentatives marginales mais récurrentes d’infitration-pollution, tous les segments politiques et sociaux assurent vouloir s’inscrire dans le processus révolutionnaire sans tirer les conséquences de ce que suppose une telle proclamation. Et c’est bien là le problème.
L’état-major qui encercle les villes, arrête les manifestants pour les faire condamner sur des bases illégales jure sévir pour le bien du mouvement. Pendant une campagne électorale quasi clandestine, ses cinq candidats potiches, mis en résidence surveillée par la contestation populaire, n’hésitent pas à évoquer les vertus du « Hirak* » dans des salles clairsemées et placées sous haute surveillance.
Les divers dignitaires du pouvoir qui ont longtemps tenté de servir de feuille de vigne aux sollicitations de l’armée pour, disent-ils, sauver l’Etat national, se sont eux aussi décrits comme l’expression la plus mesurée et la plus fiable de l’insurrection citoyenne.
Dans la société civile et l’opposition, des initiatives prolifèrent au nom de le rue sans aborder concrètement les conditions politiques et organisationnelles de ce qu’implique une révolution visant à une refondation nationale.
Nous sommes face à l’épreuve de vérité. Les clarifications des enjeux et des méthodes ne peuvent plus être différées.
L’état-major qui a saisi ces confusions et ces hésitations en a profité pour reprendre la main dans le sérail et essayer d’imposer ses vues au pays par le grotesque coup de force du 12 décembre.
Il nous faut avoir le courage de bien analyser les causes de cette incapacité à dégager des instances consensuelles pouvant asseoir le minimum démocratique qui épargne à la nation des retours de manivelle totalitaires pour, dans un second temps, dégager les instruments devant manager la phase de transition.
Un débat large et public doit être mené sur les principes démocratiques dont les sens premiers sont livrés aux spéculations les plus sommaires, quand elles ne sont pas franchement perverses. Les cacophonies théoriques ne profitent qu’aux démagogues, aux opportunistes et aux populistes.
Un Etat civil n’est évidemment pas militaire mais il ne peut pas être théocratique. Le militaire ne pose pas problème à la démocratie par le vert de son uniforme mais par le refus de la pluralité, de la tolérance et de l’alternance qu’il proscrits.
Par ailleurs, la démocratie n’est pas, comme on l’entend sur certains sites, la dictature de la majorité mais le respect de libertés fondamentales imprescriptibles et celui de délais sur lesquels le peuple mandate un parti ou un dirigeant. Ces libertés de base ne peuvent faire l’objet ni de restrictions arbitraires ni de remise en cause par un vote. Comme l’eau, l’air ou la lumière, elles font parties des besoins vitaux de l’Homme.
Ces acquis de l’Humanité éclairée qui ont déterminé toutes les grandes émancipations politiques n’ont pas fait l’objet de discussions sérieuses dans le mouvement parce que, pour plusieurs raisons, il n’a pas été possible de mettre en place des instances de débat.
Nous devons remédier à cette vacuité organisationnelle car les manipulations et les dérives risquent de dévoyer et, on peut maintenant le redouter, faire avorter l’une des meilleurs épopées de notre jeune nation. Ni l’Histoire ni nos enfants ne nous pardonneront cette faute.
( Introduction à la conférence-débat animée sur Berbère télévision le 07/12/19).