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"Cette opportunité historique qui naît en Algérie" par Said Sadi le 18/11/2019

"Cette opportunité historique qui naît en Algérie" par Said Sadi le 18/11/2019

Said Sadi Opposant algérien, membre fondateur de la ligue algérienne des droits de l’homme et ancien député d’Alger, Said Sadi, médecin psychiatre, est aussi fondateur du RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, parti laïc, social démocrate). Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages traitant de l’Algérie.

Said Sadi analyse les enjeux de la prochaine élection présidentielle algérienne, qui devrait se tenir le 12 décembre.

Le vendredi premier novembre 2019 a coïncidé avec la commémoration du soixante-cinquième anniversaire du déclenchement de l’insurrection armée qui conduira l’Algérie à son indépendance. Des millions de citoyens ont occupé la rue à Alger et dans toutes les villes du pays pour exiger le départ du système en place depuis 1962. La diaspora algérienne n’a pas été en reste. La veille, le président par intérim, Abdelkader Bensalah, visiblement amoindri par la maladie, soufflait un discours au cours duquel il se félicitait de la stabilité du pays. Quatre jours auparavant, les magistrats entamaient "une grève illimitée". Expression probable de tensions qui minent le sérail, l’opération se terminera une semaine plus tard en eau de boudin. Déstabilisé en son sein, isolé dans le pays et discrédité sur la scène internationale, le pouvoir, incarné par un officier sorti du rang, le général Ahmed Gaid Salah, choisit la fuite en avant.

"Jamais le fossé qui sépare l’institution militaire de la société n’a été aussi profond"

Dans la rue, les slogans restent invariables depuis neuf mois : revendication d’une période de transition devant mener à un "État civil et non militaire", rejet de l’élection présidentielle reprogrammée par l’armée pour le 12 décembre et exigence de la libération de tous les détenus d’opinion qui sont plus d’une centaine à croupir dans les prisons depuis le 22 février.

Jamais le fossé qui sépare l’institution militaire de la société n’a été aussi profond.

État des lieux

 

Les trois mois prévus par la constitution pour permettre au président par intérim d’organiser les élections sont épuisés depuis le 9 juillet 2019. A partir de cette date, la présidence, le gouvernement et tous ses démembrements sont de facto des organes anticonstitutionnels.

Est-ce à dire que l’ampleur des manifestations de ce premier novembre ou celles qui les ont précédées ou suivies ont provoqué un basculement du rapport de force opposant deux parties irréconciliables ?

Dans ce face à face, tout se passe comme si chacun redoutait d’assumer pleinement les implications de ses proclamations. Il n’est donc pas exclu que cette impasse, pour l’heure vécue dans une relative accalmie, reste dans une forme d’équilibre instable pendant plusieurs semaines.

Prise à son propre piège, l’armée garde le cap sur un scrutin surréaliste car annuler une troisième fois une élection présidentielle après l’avoir fait le 18 avril et le 4 juillet signerait un autre aveu d’impuissance que l’état-major ne veut pas s’avouer.

"La faillite politique survient dans un environnement social, économique et financier des plus tendus"

De son côté, le mouvement citoyen, audacieux et imaginatif à souhait dans ses revendications, a pu garder son caractère pacifique, maintenir une mobilisation sans faille et déjouer les manœuvres de provocation et de division. Pour autant, il ne parvient pas à se doter d’instances capables de rendre audible et visible une dynamique populaire inédite. Cette incapacité qui occasionne un sérieux manque à gagner démocratique à l’insurrection citoyenne dit beaucoup sur les fragilités des agrégats qui composent la sociologie politique algérienne. Ce handicap perturbe aussi observateurs et partenaires du pays. Devant ce troublant anonymat, ces derniers s’en tiennent au service minimum en matière d’information et de positionnement au grand dam de certains activistes algériens qui crient à l’embargo des médias étrangers.

La faillite politique survient dans un environnement social, économique et financier des plus tendus. Le bilan de notre histoire d’après guerre commence à peine à s’écrire. Il est sidérant. Quatre chiffres. Depuis l’indépendance, le pays a dépensé près de quinze fois l’équivalent du plan Marshall qui a permis de reconstruire une bonne partie de l’Europe occidentale après la deuxième guerre mondiale. Selon des sources crédibles, la grande mosquée d’Alger a englouti plus de dix milliards de dollars. Le budget alloué annuellement à l’armée s’élève à douze milliards de dollars. Enfin, sur les mois de septembre et octobre 2019, le pays a enregistré une perte sèche de 250 000 emplois.

Les réserves de change fondent à vue d’œil et le capital symbolique de la guerre de libération dont a usé tant et plus le régime est largement démonétisé, notamment chez la jeunesse. Il urge de trouver au mouvement des cadres d’animation crédibles car, face au marasme général, il faudra des autorités respectées et performantes pour convaincre l’Algérien de consentir à plus de sacrifices.

 

La voie étroite

 

L’Algérie n’a pas à résoudre uniquement une crise politique grave. La nation est brutalement invitée à se resituer dans sa mémoire collective et son histoire politique. A l’indépendance, les dirigeants n’ont eu de cesse de donner le change à l’ancienne puissance coloniale en cherchant à démontrer qu’ils étaient en mesure d’absorber ses concepts et de dupliquer ses attelages institutionnels. Le mimétisme du colonisé aura des effets délétères. L’Algérie officielle est une mixture de léninisme sans marxisme, de fondamentalisme sans le clergé connu chez les Chiites et de jacobinisme sans la culture républicaine. A ce lourd passif post-colonial s’ajoutent les rigidités propres aux sociétés nord-africaines de fraiche extraction rurale. Leur segmentarité impose un pouvoir acéphale. Pour conjurer le culte de la personnalité, le FLN se donne une présidence collégiale pendant la guerre de libération. Vitrine civile d’apparence hiérarchisée, le GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne) créé à partir de 1958, sera, dans les faits, sous tutelle permanente des militaires. La parenthèse de la direction partagée fut courte. Dès 1962, l’idolâtrie du chef primera le débat ; demander un programme et chercher à évaluer l’action gouvernementale sera assimilé à une trahison. De Ben Bella à Bouteflika en passant par Boumediene, la pratique du pouvoir fut absolutiste, caricaturale, budgétivore et inefficace.

Maintenue contre vents et marées, l’échéance présidentielle du 12 décembre, quand bien même se tiendrait-elle, serait vaine. Vouloir élire un président de la république aujourd’hui en Algérie revient à poser un fauteuil dans un champ de ruine.

Même dans leurs sorties privées, les candidats sont instantanément et systématiquement conspués par les foules.

"Les vérités interdites par la doxa officielle sont aujourd’hui au cœur du débat national"

Dans ce magma politique, les jeunes et les femmes que beaucoup croyaient aliénés par les carcans scolaires et les codes juridiques du système sont aux avant-postes de manifestations quasi–quotidiennes. Etrangères aux clans, ces deux catégories ont déjà évité nombre de dévoiements qui ont, plus d’une fois, tenté de transformer l’exigence de rupture systémique en alternance clanique.

Aujourd’hui, la refondation nationale prônée de longue date par l’opposition démocratique trouve un large écho dans l’opinion publique. La phase de transition est d’ailleurs l’une des revendications majeures du mouvement citoyen. Séquelle des abus d’autorité et de leurs dérives, une très grande majorité des acteurs politiques et sociaux estime que la gestion de cette période doit être confiée à un présidium composé de trois à cinq personnes.

La bataille du renouveau national est loin d’être gagnée mais le vrai débat sur le destin algérien est à l’ordre du jour.

Cette ouverture doit être cependant tempérée par deux données : l’exode des élites et l’emprise de la police politique sur la vie publique font que l’essai peine à être transformé. Destiné à augmenter la pression sur une armée fébrile et arc-boutée sur ses chimériques rêves d’omnipotence, l’appel à la désobéissance civile, venu du peuple, a été aussitôt stigmatisé par des acteurs sensés anticiper et adapter les méthodes de luttes. La symbiose élites-peuple devient pourtant impérative. Dans le passé, la diaspora a souvent suppléé le déficit d’organisation politique dans la cité algérienne. Son expertise est attendue dans le vaste chantier ouvert le 22 février.

Il ne s’agit pas de trouver un changement dans le système mais de changer de système.

Opportunité historique

 

Symptômes des résistances claniques, des acteurs longtemps immergés dans un pouvoir, dont ils avouent maintenant les erreurs mais non les limites intrinsèques, veulent toujours ignorer la faille originelle qui a conduit à l’échec algérien : l’inadéquation système-société. Ils proposent donc de travailler à la restauration du régime après avoir éliminé les éléments les plus nocifs du règne de Bouteflika. Ils assurent, pour certains de bonne foi, que, cette fois, l’Etat de droit prévaudra même si les normes générales régissant l’organisation et la gestion du pouvoir demeureraient inchangées. Ces initiatives qui sont souvent dévoilées après des tractations occultes avec l’armée ont, pour l’instant, toutes échoué. D’une part, elles n’arrivent pas à s’insérer dans une dynamique révolutionnaire réfractaire aux solutions hémiplégiques, d’autres parts, les militaires se braquent dès qu’il faut donner un minimum de gage d’ouverture.

Dans la sphère publique, la réflexion prospective s’élabore enfin en dehors du périmètre politique assigné par le système. Ceci est nouveau.

Plus en phase avec la rue, d’autres voix, de plus en plus nombreuses, exposent des alternatives innovantes et les soumettent à des débats publics qui dépassent les cadres partisans. Signés par des milliers de citoyens, ces appels pour une Algérie libre et démocratique invitent à partager l’idée de transition de rupture avec comme seul préalable le respect des fondamentaux démocratiques. L’une des vraies urgences de la révolution est d’organiser cette aspiration démocratique citoyenne qui est maintenant assumée comme l’alternative opérationnelle de la rénovation nationale.

Autre signe d’une profonde émancipation des mœurs politiques, des femmes ont éjecté des groupuscules islamistes tentant d’infiltrer les marches. Au début, ces actions semblaient isolées car, même dans la très hétérogène galaxie du fondamentalisme, la plupart des organisations et personnalités assure désormais vouloir œuvrer dans "le cadre démocratique". Certains dirigeants ont même publiquement exhorté leurs adeptes à ne pas polluer les marches par des messages partisans ou tendancieux. Malgré ces appels, on a vu réapparaître ces dernières semaines des slogans et pancartes à connotations radicales. Sur le fond, bien des ambiguïtés demeurent. Des droits universels comme l’égalité des sexes sont encore indexés en tant que toxicités occidentales. Si ce courant, sous les effets d’oppositions internes ou d’instrumentalisations du pouvoir, devait projeter ses tensions et pressions dans le mouvement citoyen, des divisions ne manqueraient pas d’affecter l’unité de la révolution. Et, une fois de plus, l’islamisme aura alors sauvé un système à l’agonie.

Le fondamentalisme algérien est soumis à l’épreuve de l’Histoire. Pourra-t-il, lui aussi, saisir cette occasion unique dans les annales algériennes pour se libérer des tentations totalitaires auxquelles il a cédé sitôt les premiers résultats tombés en 1991, avec les conséquences que l’on sait ? Dans cette tendance où s’opposent les appétits et les sensibilités, une donnée mérite, néanmoins, d’être relevée : la démocratie n’est plus décrétée kofr ( hérétique ). Et cela est un acquis.

Ultime évolution et non des moindres : la remise en cause de l’hypothèque militaire sur la nation. Au début de l’insurrection de février, des cadres, universitaires, journalistes ou hauts fonctionnaires s’alarmaient encore contre celles et ceux qui contestent l’hégémonie de l’armée, "centre névralgique du pays". Ce sont les manifestants qui ont réhabilité et repris à leur compte le principe de la primauté du politique sur le militaire arrêté par les combattants de l’intérieur au congrès de la Soummam en août 1956, avant qu’il ne soit renié au Caire une année plus tard par le courant populiste du FLN, fortement appuyé par l’Égypte qui voyait dans cette rencontre une "plaie pour la nation arabe". Taboue, il y a encore quelques mois, la dénonciation de l’hégémonie militaire est l’un des slogans qui a le plus fleuri dans la rue algérienne.

"L’heure de vérité a sonné et le choix est strictement binaire"

Les vérités interdites par la doxa officielle sont aujourd’hui au cœur du débat national.

 

L’heure de vérité

 

C’est la troisième fois dans son existence de jeune nation que l’Algérie affronte un défi majeur. Elle a du se battre seule durant la décolonisation, elle fut abandonnée pendant la décennie noire et elle est maintenant mise en demeure d’appréhender de manière rationnelle et adulte les outils politiques et doctrinaux qui fondent les États pérennes. Dans les deux premières séquences, le but était de s’émanciper d’ordres politiques aliénants voire mortifères ; ces engagements, lourds de sacrifices, ont été, pour de nombreuses nations, l’école des résistances libératrices.

Aujourd’hui, l’objectif est de s’accomplir en tant que peuple libre et souverain. Il nous faut transformer un rejet en projet. Le mode de contestation actuel ne suffit plus. Il n’y a pas de révolution aboutie sans organisation.

L’heure de vérité a sonné et le choix est strictement binaire.

Si celles et ceux dont le rôle et le devoir est d’assumer ce que dictent la raison et le patriotisme se dérobent à l’appel de l’Histoire, il y a un risque de voir la configuration territoriale actuelle du pays connaître de grands et, probablement, douloureux bouleversements, avec les répercussions régionales que l’on imagine.

 

"S’il est vital pour l’Algérie, le combat qui s’y mène présentement concerne aussi son environnement géopolitique"

Si, au contraire, les élites parviennent à assumer l’engagement démocratique de leurs concitoyens, la révolution du 22 février concrétisera enfin des luttes émancipatrices qui furent, de tout temps, à l’origine d’un rêve national si souvent contrarié par des sectes prédatrices.

Conduite à bon port, cette révolution singulière sera aussi une source féconde pour l’Afrique du Nord, la Méditerranée occidentale et le Sahel.

On le voit, s’il est vital pour l’Algérie, le combat qui s’y mène présentement concerne aussi son environnement géopolitique.

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