14 Juillet 2019
«Quand l’imposture règne, la simple vérité est séditieuse.» Jean Baptiste Say
Une idée venue d’ailleurs
Pas de Soummam !», «Pas d’Evian !» mais «Novembre !» et «Etat badissiste !», scandaient, le 2 mai dernier, dans une manifestation à Djelfa les soutiens du «régime» avant d’être chassés par la population locale.
Nous revenons ici sur un point récurrent et essentiel soulevé par ces slogans, celui de l’identité du pays toujours en suspens. Un des paradoxes du mouvement national algérien est d’avoir marqué son temps au point d’être cité en exemple dans le processus de décolonisation du XXe siècle sans qu’il ait réglé la «question nationale».
Sur un thème aussi capital qui détermine les orientations géopolitiques du pays, l’éducation que nous donnons à nos enfants, qui façonne notre environnement culturel quotidien, pèse jusque sur nos habitudes vestimentaires, alimentaires…, force est de constater qu’il y a eu peu, ou presque pas, d’échanges, de réflexions approfondies au sein de la principale organisation nationaliste (ENA-PPA-FLN). Escamoté et faussé, le débat serein n’a pas eu lieu sur ce sujet ; l’anathème a toujours tenu lieu d’argument.
A telle enseigne que d’authentiques pionniers de la lutte armée, maquisards dès 1945, ont été liquidés physiquement pendant la guerre de Libération pour hérésie sur la question identitaire, alors qu’ils défendaient l’image la plus authentique de la patrie. C’est dans ce climat dominé par le sectarisme hérité de la guerre que les Oulamas ont prospéré. Ils ont imposé leur conception de la nation à l’ombre de la dictature militaire qui leur a confié l’appareil de l’Education nationale. Présenté par la doxa comme la quintessence de l’identité nationale, cette conception de la nation est nourrie d’une doctrine qui prend sa source en dehors du territoire national.
Elle vient d’ailleurs, du Proche-Orient. Supranationale, ignorant – quand elle ne les combat pas – les réalités culturelles et historiques du pays qui ne cadrent avec ses objectifs, cette idéologie est celle du mouvement Nahda. Le groupe de notables religieux algériens qui s’est constitué sous le vocable de «Savants» (Oulamas) s’est essentiellement contenté de servir de simple caisse de résonance en se faisant le relai d’une idéologie hégémonique élaborée à la fin du XIXe et début du XXe siècles par Al Afghani, Abdou et Rida. Mais pour que le modèle puisse vivre durablement dans l’Algérie indépendante, il a fallu lui construire une légitimité nationale.
Dans le contexte politique de l’après-guerre, cette légitimité ne pouvait prendre sa source que dans la guerre de Libération nationale. C’est cette construction que nous allons confronter aux faits, aux positions des différents acteurs du Mouvement national. C’est à l’aune de ces données factuelles que l’on pourra apprécier la vérité de la légende oulémiste qui a façonné l’image de la représentation du Mouvement national et de la nation telle que transmise par l’école algérienne. Le mouvement des Oulamas est indissociable de la figure d’Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), son père spirituel. La famille Ben Badis, tôt ralliée à la France, appartient à la bourgeoisie citadine de Constantine et serait issue de la tribu amazighe des Sanhadjis, selon A. Ben Badis lui-même et, plus précisément encore, de la tribu des Aït Ourtilane en Kabylie, selon plusieurs sources concordantes.
El Mekki Ben Badis, le grand-père d’Abdelhamid, fut décoré de la main de Napoléon III. Quant au père Mostefa, il fut bachagha, délégué financier de Constantine et grand dignitaire dans l’Ordre de la Légion d’honneur. En 1930, lors de la tapageuse célébration du centenaire de la colonisation française, Mostefa Ben Badis accueillit dans sa ville le président de la République française Doumergue en déplacement pour la circonstance en Algérie par ces termes : «Les générations nouvelles rêvent d’une famille française s’élargissant toujours pour accueillir tous ceux qui avec une foi vibrante veulent travailler à son impérissable grandeur. Monsieur le président de la République, dites à la France ces aspirations et faites qu’elle ne les déçoive pas.»(1) Le bachagha Ben Badis était l’un des plus gros propriétaires terriens de Constantine.
C’est donc à l’abri de besoins matériels que le jeune Abdelhamid peut s’adonner à une éducation religieuse sous la direction de maîtres reconnus. A l’âge de vingt ans, il se rend au Proche-Orient d’où il revient fortement imprégné des idées du mouvement Nahda. Abdelhamid Ben Badis consacrera toute sa vie à la mise en œuvre de l’enseignement qu’il a reçu dans cette contrée.
En 1931, Abdelhamid Ben Badis crée l’Association des Oulamasmusulmans algériens dont les statuts interdisent «toute discussion politique» (art. 3) et se fixent pour objet le combat contre l’alcoolisme, les jeux de hasard, tout ce qui est interdit par la religion, réprouvé par la morale et «les lois en vigueur». Le rappel de ces statuts donne une idée du fossé qui sépare les Oulamas de l’Etoile nord-africaine(ENA), une autre association créée cinq ans plus tôt, soit en 1926, dans le milieu ouvrier émigré en France à dominante kabyle, nourri aux idées communistes. Dès sa naissance, l’ENA inscrit l’indépendance nationale dans son programme. Mais, déjà en 1921, soit avant l’arrivée de Messali en France en octobre 1923, Si Djilani Mohand Saïd et Hadj Ali Abdelkader participèrent au congrès anti-impérialiste de Moscou.
En 1927, lors du congrès anti-colonial organisé sous l’égide du Parti communiste français à Bruxelles en février 1927, l’ENA revendique «l’indépendance de l’Algérie, le retrait des troupes françaises, la constitution d’une armée nationale». Les statuts de l’ENA tels qu’adoptés en 1933 ne s’embarrassent pas non plus de leur compatibilité avec «les lois en vigueur», puisqu’ils rappellent sans ambages dans l’article 2 que l’association ENA «a pour but fondamental la lutte pour l’indépendance totale pour chacun des trois pays : Algérie, Maroc et Tunisie et l’unité de l’Afrique du Nord».
D’où vient donc l’idée que le mouvement des Oulamas serait un précurseur, voire le seul, de la guerre déclarée en 1954 ? On la doit pour une bonne part au travail d’Ahmed Taleb Ibrahimi, un Oulémiste notoire qui occupa sous Boumediène les postes stratégiques que furent les ministères de l’Education nationale, puis de la Culture et de l’Information. Ecoutons ce qu’en a dit Belaïd Abdesselam, lui-même partisan d’une arabisation sans retenue, fervent admirateur de Boumediène et qui était dans le même gouvernement qu’Ahmed Taleb. «De 1965 à 1970, Ahmed Taleb avait sous sa direction, comme ministre de l’Education nationale, l’ensemble de notre enseignement, du primaire au supérieur […] Il introduisit en masse d’anciens Oulamas dans les différentes branches de notre enseignement.
Ces Oulamas finirent par acquérir et par exercer un véritable monopole de fait sur notre système éducatif.[…] Ils s’évertuèrent, en particulier, à graver dans leur[jeunes générations] esprit et dans leur conscience que les Oulamas, avec le Cheikh Ben Badis et le Cheikh Ibrahimi, ont été les promoteurs uniques de l’éveil de la conscience nationale en Algérie sous la domination coloniale et qu’ils ont été les promoteurs du mouvement qui a conduit au soulèvement de 1954.»(2) Contre la prétention à faire des Oulamas les précurseurs de Novembre 1954, Belaïd Abdesselam rapporte également un propos de Houari Boumédiène (qui s’était pourtant lui-même appuyé sur ce mouvement pour prendre le pouvoir en 1965). Ce dernier affirme tout de go que la reconquête de l’indépendance algérienne n’est pas l’œuvre des Oulamas, mais celle de sa génération.
Pour Abdelhamid Ben Badis, les Algériens musulmans et les Français vivent en amis fidèles, à «l’ombre du drapeau tricolore français»
Pour arriver à ses fins, la propagande oulémiste a pris appui sur un article de A. Ben Badis qui agita, à sa parution, la classe politique algérienne.Publié sous le titre «Déclaration nette» en avril 1936 dans le journal Ach Chihab (pp. 42-45), le texte répondait à un autre article de presse de Ferhat Abbas publié dans L’Entente franco-musulmane du 27 février 1936 dans lequel Ferhat Abbas revendiquait l’égalité entre les indigènes et les Français et l’assimilation de l’Algérie à la France.
Pour bien signifier qu’il n’entendait rien céder de ses droits (y compris l’enseignement de l’arabe et l’exercice du culte musulman comme le demandent les Oulamas dont il prit la défense), il intitula son article «La France, c’est moi»(3). Quant au nationalisme algérien, Abbas n’y croyait pas et dit pourquoi : «Le nationalisme, écrit-il, est ce sentiment qui pousse un peuple à vivre à l’intérieur de frontières territoriales, sentiment qui a créé ce réseau de nations. Si j’avais découvert la “nation algérienne”, je serais nationaliste et je n’en rougirai pas comme d’un crime. Les hommes morts pour l’idéal nationaliste sont journellement honorés et respectés. Ma vie ne vaut pas plus que la leur.
Et cependant, je ne ferai pas ce sacrifice. L’Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire ; j’ai interrogé les morts et les vivants ; j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute ai-je trouvé “l’Empire arabe”, “l’Empire musulman” qui honorent l’islam et notre race, mais ces empires se sont éteints. Ils correspondaient à l’Empire latin et au Saint-Empire romain-germanique de l’époque médiévale.»
La réplique de Ben Badis à Abbas fit date et elle vaut la peine qu’on s’y arrête. De ce texte intitulé, rappelons-le, «Déclaration nette», des extraits très précis ont été soigneusement sélectionnés pour être reproduits et commentés à l’infini dans les manuels scolaires et la documentation du lobby oulémiste adossé à l’Etat, tandis que d’autres extraits, non moins précis, sans lesquels la position de Ben Badis perd tout son sens, ont été systématiquement occultés et soigneusement mis sous le boisseau. Signalons d’abord que la charge du talentueux polémiste Ben Badis ne manque pas de brio et qu’elle fit mouche.
Cherchant sans doute à affaiblir la position d’un dirigeant musulman concurrent afin de renforcer la sienne propre, Ben Badis commence par reprocher à Abbas de parler au nom de tous les indigènes musulmans (ce qu’il s’autorisera à faire lui-même dans sa déclaration bien plus que ne l’a fait Abbas) : «Aujourd’hui, en effet, à quelque occasion que ce soit, pas un orateur n’élève la voix sans se targuer de représenter la communauté musulmane», qui ne l’a pourtant pas mandaté, écrit-il. Selon Ben Badis, ces orateurs auraient été «moins verbeux, moins excessifs s’ils s’exprimaient» au nom de leurs électeurs ou bien des organisations qu’ils représentent. Le ton suffisant n’empêche pas l’humour lorsqu’il compare FerhatAbbas qui s’exclame : «La France c’est moi !» à Hallaj, le grand mystique [qui] disait : «Dieu, je t’ai cherché et je me suis trouvé, je suis Dieu.» Aujourd’hui, le mystique de la politique déclare : «France, je t’ai cherchée et je me suis trouvé, je suis la France.» «Qui donc, dorénavant, pourra dénier à l’Algérien moderne la capacité d’évoluer et de découvrir ?», ironise Ben Badis.
Puis, Ben Badis aborde le point cardinal du positionnement doctrinal sur la question nationale. Là, le ton change et la réplique qui se fait sèche montre, à première vue, une grande audace.
C’est le passage connu :
«Nous, nous avons scruté les pages de l’histoire et la situation actuelle. Et nous avons trouvé la nation algérienne et musulmane, formée et existante, comme se sont formées et ont existé toutes les nations du monde. Cette communauté a son histoire, pleine de hauts faits. Elle a son unité religieuse et linguistique. Elle a sa culture propre, ses habitudes et ses mœurs, bonnes ou mauvaises comme chaque nation ici bas. De plus, cette nation algérienne et musulmane n’est pas la France. Elle ne saurait être la France.
Elle ne veut pas devenir la France. Elle ne pourrait pas devenir la France, même si elle le voulait. Elle est même une nation très éloignée de la France, par sa langue, par ses mœurs, par sa race et par sa religion et elle ne veut pas s’y intégrer.» Après la lecture de ce qui précède, comment ne pas adhérer à l’idée que Ben Badis est devenu «nationaliste». S’il ne peut prétendre au titre de précurseur – car les positions de l’ENA datent de dix ans plus tôt – du moins, son propos semble témoigner qu’il fait sienne l’idée d’une indépendance nationale totale.
En apparence seulement, car ce qui suit immédiatement après ôte toute illusion indépendantiste, puisqu’il admet que la nation algérienne soit administrée par un gouverneur désigné par l’Etat… français !
Voici la phrase telle quelle :
«Elle [la nation algérienne et musulmane] a une patrie limitée, déterminée : la patrie algérienne, dans ses frontières actuellement reconnues, et dont l’administration est confiée à M. le Gouverneur général désigné par l’Etat français.»
Cette idée maintes fois réaffirmée est longuement développée dans la suite de l’article, comme nous le verrons. Disons un mot, qui a son importance, sur la terminologie utilisée. Le mot arabe watan est ici traduit par «patrie» et «nation» est retenu pour oumma. Or, oumma peut être compris au sens de communauté musulmane qui pourrait relever d’une administration française. Par ailleurs, signalons que l’adéquation au pays réel de l’identité sous-jacente de cette nation algérienne définie exclusivement et strictement par la seule langue arabe koraïchite et l’islam des salaf salih pose un autre problème sur lequel nous reviendrons.
Restons pour l’instant sur le texte dont voici la suite :
«De plus, cette patrie algérienne musulmane est pour la France une fidèle amie. Sa fidélité est celle du cœur et non point une fidélité apparente.» Elle attend de la France, nous dit Ben Badis, respect de sa religion et de sa langue, ainsi qu’aide et assistance «pour lui aplanir la voie du progrès dans le cadre de sa religion, de sa langue et de sa morale propres.» Et, ajoute-t-il : «De la sorte, la France pourra rivaliser avec ceux qui se flattent de leurs œuvres dans leurs Dominions.»
Après avoir rappelé le sacrifice des Algériens toujours prêts à défendre avec la même flamme le sol français et le sol algérien, il affirme : «Aussi, nous, Algériens musulmans qui vivons dans notre patrie algérienne, à l’ombre du drapeau tricolore français et unis solidement avec les Français, dans une union que n’affecte ni les petits événements ni les crises superficielles, nous vivons avec les Français en amis fidèles. Nous respectons leur gouvernement et leurs lois, nous obtempérons à leurs impératifs et à leurs interdits.»
Conscient d’avoir réglé un point doctrinal essentiel quant au statut de l’Algérie, c’est avec le sentiment du devoir accompli qu’il conclut son article : «Sur cette base, les choses sont à leur place. On peut s’entendre et cela dissipe toute équivoque.»
Avant de chercher à comprendre la cohérence de cette nation algérienne arabe et musulmane qui ne veut pas s’intégrer à la France mais qui accepte de vivre sous le drapeau français tricolore, en amie fidèle des Français et en obtempérant à leurs impératifs et interdits, notons que Ben Badis qui, au début de son article, avait contesté à Abbas le droit de parler au nom tous les Algériens musulmans, ne se contente pas de défendre cette communauté en parlant en son nom, mais se pose en incarnation de celle-ci, en disant ce qu’elle est, ce qu’elle doit être et ce qu’elle veut devenir avec l’identité et le statut qu’il lui assigne ! Contrairement à la patrie qui pour lui a un ancrage territorial, la conception de la nation algérienne et musulmane que se fait Ben Badis semble bien être celle d’une population algérienne réduite à sa composante musulmane considérée en tant que communauté religieuse à laquelle ne sont attachés ni territoire ni droits politiques précis, c’est ce qui explique qu’il ne fasse aucune référence aux autres communautés, ni celle d’origine européenne, ni celle juive dont la présence en Algérie est antérieure à l’invasion arabe.
Par Hend-Sadi, militant de la démocratie
Notes :
1)– Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2/ 1871-1954 (p. 410).
2)– Belaïd Abdesselam, Chroniques et réflexions inédites, Dar Khettab (p. 140)
3)- Claude Collot-Jean Robert Henry, Le mouvement national algérien Textes 1912-1954, 2e édition, OPU (p.65). De ce livre son tirées les citations de l’article de Ferhat Abbas ainsi que la version française de celui de Ben Badis. On y trouve également les différents statuts cités.
A suivre …
«Quand l’imposture règne, la simple vérité est séditieuse.» Jean Baptiste Say
La tutelle politique française sur l’Algérie, il ne la conteste- nullement, ni pour la nation (oumma) ni pour la patrie (watan), dès lors que sont sauvegardés l’islam des salafs salihs et la langue du Coran, l’arabe. Il en attend au contraire bénéfice et promotion pour la population indigène et développent pour la langue arabe et l’islam. La référence aux Dominions
(«colonies libres» dit le texte arabe) qui font «la fierté» de l’Angleterre indique que c’est bien à l’apartheid sous la domination française que Ben Badis aspire.
Dès lors, sa position est-elle si éloignée de celle de Ferhat Abbas et des autres assimilationnistes comme le prétend à cor et à cri le lobby oulémiste ? Elle l’est d’autant moins que Ben Badis ne défend pas l’identité ou la personnalité algériennes, il ne lutte pas pour leur sauvegarde, et encore moins pour leur développement ; sur bien des points il les combat.
Les fondements amazighs, la sauvegarde et le développement de la culture amazighe, il les rejette avec force, ce qui témoigne chez lui d’une honte de son identité propre, d’une aliénation. Au final, lui aussi prêche l’assimilation, seul diffère le modèle culturel cible. Ben Badis, hostile à l’assimilation à la France, milite sans aucune retenue à l’assimilation au Hidjaz. Du patrimoine ancestral, rien n’est digne de considération.
S’agissant de l’identité de la population algérienne de religion musulmane, seuls la langue de Koraïch, car langue du Coran, et «son» islam ont droit de cité à ses yeux dans la patrie de Jugurtha. Tout le reste doit disparaître, quitte à utiliser, comme le fit le mouvement des Oulamas dans les Aurès, la force en recourant aux gourdins dans sa lutte contre le culte des santons.
Les Oulamas face à l’Étoile nord-africaine
Dans la classe politique algérienne, la déclaration de Ben Badis suscite des réactions diverses et certaines sont très vives. Dans le compte-rendu qu’il donne dans Ach-Chihab de juin 1936, Abdelhamid Ben Badis est visiblement satisfait de l’écho de son article. Il y défend sa position et commente longuement les critiques.
Il dénonce ceux qui, pour le piéger dit-il, font mine d’interpréter sa déclaration dans le sens d’une indépendance radicale. Avec ceux, qui lui prêtent de vouloir rechercher une «indépendance par le feu et par le sang», Ben Badis est intraitable, il les qualifie d’«adversaires criminels». Lui ne dévie pas de la voie qu’il s’est tracée. Parmi les pays qu’il donne en exemple quant au futur statut de l’Algérie, il cite explicitement l’Afrique du Sud alors sous tutelle britannique.
C’est ce type d’«indépendance très large» que, lui, escompte obtenir «avec l’aide de la France», tient-il à souligner. Ces références à l’apartheid ne sont pas du goût des nationalistes de l’ENA qui dépêchent une délégation pour l’interpeller sur ce qu’ils considèrent comme un dangereux égarement.(4) Les rapports entre les Oulamas et l’ENA, et plus tard le PPA-MTLD et le FLN, ne furent pas un long fleuve tranquille, il y eut entre les deux organisations des moments de tension très vive en raison de leur divergence sur la question de l’indépendance.
Lorsqu’en 1935, les Oulamas lancent un important regroupement élargi aux communistes et aux socialistes qui sera le futur «Congrès musulman», ils prennent soin d’en écarter l’ENA. Alors que celle-ci, déjà dissoute en 1929 (avant de renaître sous l’appellation «Glorieuse étoile» qui sera dissoute à son tour en janvier 1937) était en rupture avec le Parti communiste français et le Front populaire au pouvoir, Ben Badis crut le moment opportun pour imposer les Oulamas comme principaux représentants des populations musulmanes auprès des autorités françaises. Lorsque le 27 décembre 1935, les Oulamas publient le premier numéro de leur nouvel hebdomadaire, Al Baçaïr, Ben Badis y écrira un éditorial dithyrambique, véritable hymne à l’Algérie française.
Il s’appuie sur les «authentiques républicains» pour se défendre des «réactionnaires» qu’inquièterait la naissance d’une nouvelle publication de langue arabe qui prêche l’islam. «Qu’ont-ils à nous reprocher, est-ce d’avoir créé une association religieuse d’éducation islamique qui aide la France à rééduquer le peuple, à le promouvoir et à élever son niveau à un degré qui fasse honneur à la réputation de France ?» interroge-t-il. Puis, laissant libre cours à son talent poétique, il demande comment «l’Algérie qui a passé un siècle entier au sein de la France qui se transforme ne s’élèverait-elle pas, à ses côtés et sous son aile, main dans la main, comme une jeune fille dotée de la beauté, du dynamisme que possèderait toute autre jeune fille engendrée ou éduquée par une telle mère ?»
Tout le texte consiste à revendiquer avec fierté sa part de bienfaits sous l’aile protectrice de la République française, il veut sa part «d’éducation que la France dispense aux peuples, de culture qu’elle aide à acquérir». Il affirme avec force sa volonté de rattachement à la France, seul cadre qu’il envisage pour l’épanouissement de l’Algérie.
C’est dans cette disposition d’esprit qu’il se rendit dans une délégation du Congrès musulman reçue à l’Elysée par Léon Blum le 4 juillet 1936, délégation conduite par le docteur Bendjelloul, partisan inconditionnel de la politique d’assimilation. Même Malek Bennabi, pourtant proche des Oulamas, jugea sévèrement la démarche. La délégation devait rendre compte solennellement au peuple musulman de sa visite à l’Elysée dans un meeting réunissant 20 000 personnes au stade municipal de Ruisseau le dimanche soir, 2 août 1936.
Deux responsables de l’ENA prennent la parole : Messali Hadj qui s’exprima, en français, et Messaoui Rabah en kabyle («notre langue nationale le kabyle» avait annoncé l’animateur). Messali, qui n’était pas prévu initialement à la tribune, fit son entrée au stade porté en triomphe par des militants.
L’enthousiasme soulevé dans la foule par les dirigeants de l’ENA qui rejettent le rattachement à la France déplut fortement aux Oulamas. C’est Tayeb El Okbi qui, en présence de Ben Badis et de Cheikh Ibrahimi, se chargea de répliquer depuis la tribune à Messali en déclarant illusoire de croire que le peuple algérien pouvait se passer de la tutelle française. Recourant à une de ces formules imagées dont les Oulamas émaillaient leurs discours, Tayeb El Okbi s’exclama : «Comment, disait-il avec colère, un pigeon sans ailes pourrait-t-il voler vers les cieux ?»(5) Le compte-rendu du meeting donné dans Al Baçaïr n°31 du 7 août 1936, revient longuement sur ce point. Les Oulamas saluent en Violette «le Gouverneur protecteur» et disent avoir «été subjugués par l’accueil de Léon Blum» à l’Elysée. Ils confirment leur volonté de rester attachés à la France et déclarent que l’indépendance n’est pas à l’ordre du jour car cette notion est loin de la «nation algérienne comme la nation algérienne est loin de l’indépendance». Les Oulamas expriment leur désaccord avec Messali Hadj et ses compagnons.
Ceux-ci, disent les Oulamas, ne prônent l’indépendance que parce qu’ils vivent à l’étranger, coupés des réalités du pays. Les Oulamas affirment que d’autres priorités s’imposent à eux. Avant de prétendre à l’indépendance, il faut, estiment-ils, d’abord se libérer l’esprit, secouer le «joug des marabouts qui ont asservi le pays au nom de la religion alors qu’ils sont bien loin des vrais principes de la religion». Et le compte-rendu rappelle la formule utilisée par El Okbi dont voici une traduction littérale : «Comment celui qui n’a ni plumes ni ailes peut-il s’envoler ?» L’écho retentissant du meeting de Messali à Alger suivi du triomphe de la tournée qu’il entreprit en Kabylie où il tint meeting dans les principaux marchés signèrent l’irruption du peuple dans l’arène politique.
Mot d’ordre révolutionnaire, l’indépendance était désormais revendiquée à drapeau déployé. Cette nouvelle donne bouleversa le jeu politique algérien jusque-là monopolisé par les notables, elle inquiéta au plus haut point les Oulamas.Fort du succès qu’il avait obtenu, Messali comptait organiser un meeting à Constantine où était prévue une réunion des responsables du Congrès musulman où les Oulamas seront représentés par Bachir Ibrahimi. Mais échaudé par l’expérience d’Alger, le préfet de Constantine prit les devants et interdit toute réunion ou manifestation publiques dans cette ville. Messali, qui s’était invité à la réunion des représentants du Congrès musulman, proposa de protester contre l’interdiction du préfet. Dans cette cité qui leur était acquise, la position des Oulamas était déterminante, attendue, «tous les regards convergeaient vers Cheikh Bachir El Ibrahimi. On attendait qu’il dise quelque chose, qu’il propose une réponse. Mais il se tenait coi»(6), se souvient Messali.
Le président de l’ENA n’a pas trouvé davantage de soutien pour tenir son meeting dans une grande salle privée. La ville sous contrôle des Oulamas est restée fermée au leader indépendantiste. Il dut se contenter d’une réunion dans un restaurant. Il est important de rappeler ici que ce n’était pas l’arabo-islamisme de Ben Badis et d’Ibrahimi qui les séparait de Messali puisque celui-ci les félicita pour le travail d’enseignement qu’ils effectuaient dans ce domaine. Sur ce point, ils étaient tous alignés derrière le prince druze Chakib Arslan, l’élève d’Al Afghani et d’Abdou. La pomme de discorde était la question de l’indépendance nationale sur laquelleles Oulamas ne voulaient pas céder.
Sur les Oulamas, la désillusion du leader indépendantiste fut grande et son jugement définitif : «Ils avaient été amenés à accepter le rattachement de l’Algérie à la France […] Ils étaient devenus des jouets entre les mains des élus, du Gouvernement et du Parti communiste français. En fait, les Oulamas étaient très courtisés et utilisés par les uns et les autres. Cela les a flattés et perdus.»(op. cit.p.229) Ce qui précède donne un éclairage de la position des Oulamas principalement à partir de leurs écrits tels que publiés dans leurs propres revues. Nous n’avons pas sélectionné les articles les plus «compromettants» du point de vue nationaliste, bien au contraire, nous avons accordé une place privilégiée à la «déclaration nette» de Ben Badis si souvent mise en avant par le lobby oulémiste qui ne la donne que dans sa version tronquée pour les besoins de sa démonstration.
Nous nous sommes contentés ici de reproduire le passage connu et cité mais en rappelant également les passages censurés sans lesquels l’article perd tout son sens. Ainsi restitués dans leur totalité, les textes donnent une image fidèle de ce que fut la position des Oulamas, il n’est pas sûr que la comparaison entre Abbas et Ben Badis tourne en défaveur de celui qui est parfois présenté comme «harki» par les partisans des Oulamas face au «nationaliste» Ben Badis.
Le ralliement tardif des Oulamas à la lutte armée : 7 janvier 1956
Dans Le FLN, mirage et réalité(7), Mohamed Harbi note que «de toutes les tendances du mouvement nationaliste, la position des Oulamas a été la plus lente à se dessiner. Le 1er novembre 1954, Cheikh Bachir El Ibrahimi, sollicité par Ben Bella pour appeler les Algériens à se lancer dans la lutte armée, refuse catégoriquement. […] En juillet 1955, ils souhaitent la suppression du deuxième Collège, la libération des détenus n’ayant pas participé à la préparation de l’insurrection [souligné par nous] et des élections libres.» «Le 7 juin 1955, Bachir Ibrahimi, président de l’association des Oulamas rappelait dans une émission radiophonique ‘‘La Voix des arabes’’ que la torture, le meurtre des femmes, vieillards et enfants sont proscrits au même titre que l’incendie des récoltes et l’abattage des animaux domestiques.”», écrit encore Harbi, dans la note 18 du chapitre 10, (p. 418).
C’est seulement le 7 janvier 1956, que Larbi Tebessi ayant dans l’intervalle multiplié les contacts avec le FLN, ajoute Harbi (p.137), que «les Oulamas publient un manifeste où ils conviennent qu’il n’est plus possible de résoudre d’une façon définitive et pacifique l’affaire algérienne autrement qu’en reconnaissant solennellement et sans détour la libre existence de la nation algérienne, ainsi que sa personnalité spécifique, son gouvernement national, son Assemblée générale souveraine et ceci dans le respect des intérêts de tous et la conservation des droits de chacun.»
Encore faut-il noter que même ce passage n’est pas un appel à la lutte armée, mais le constat de l’échec auquel est condamnée toute voie pacifique… Dans son livre Histoire intérieure du FLN(8), l’historien Gilbert Meynier écrit de son côté que «culturellement et socialement, les Oulamas restaient bien éloignés d’un FLN que le Cheikh Bachir El Ibrahimi considérait à peu près comme une bande de vauriens et d’assassins à manier avec des pincettes. […] Le ralliement des Oulamas ne se fit pas d’un cœur léger et il ne fut pas toujours acquis sans menaces, voire sans violences. Cheikh Abbas Bencheikh Lhocine fut visé, lors des attentas commandités contre les modérés par Zighout le 20 août 1955. Sur les instances d’Alger, il gagna Le Caire à la mi-octobre avec pour mission, notamment, d’amener Cheikh Bachir El Ibrahimi au Front.»
Un courrier d’Abane Ramdane confirme l’envoi de Cheikh Abbas au Caire pour raisonner Bachir Ibrahimi qui semble poser problème encore en ce dernier trimestre 1955 alors qu’à l’intérieur du pays la pression des événements, l’affaiblissement du MNA avaient renforcé les positions du FLN et ne laissaient guère d’autre alternative en dehors du ralliement au FLN. Voici ce qu’écrivait à la délégation extérieure du Caire Abane Ramdane(9) le 8 octobre 1955 : «En ce qui concerne Brahimi, il va vous rallier ou tout au moins, il sera neutralisé, l’association des Oulamas qui ne refuse rien de la situation ici a dépêché au Caire Cheikh Abbas de Constantine pour éclairer Brahimi et lui demander de rallier le Front car ils savent que Messali ne représente rien ici et c’est pourquoi eux ici marchent à fond avec nous.
Ils nous ont fait savoir que “Brahimi se soumettra ou se démettra.”» Des témoignages d’acteurs de premier plan de «Novembre» confirment ce positionnement politique des Oulamas par rapport à la guerre de Libération nationale. Mohamed Boudiaf, dans un entretien filmé disponible sur internet, rapporte que les Oulamas ne croyaient pas à la réalité de la lutte armée, même après le 1er novembre 1954.
Toujours selon Boudiaf, les émissaires dépêchés auprès de Bachir Ibrahimi et Fodil Ouartilani alors au Caire se sont entendus répondre par le président des Oulamas Bachir Ibrahimi : «Nous qui avons en charge l’éducation du peuple, nous vous disons que le peuple est bien loin de la lutte armée.» Quant à Ahmed Ben Bella, il s’explique longuement sur la position des Oulamas et leur hostilité au déclenchement de la guerre dans un entretien publié par El Badil(10). Il confirme clairement l’opposition de Ben Badis et du mouvement des Oulamas en général à l’idée d’indépendance : «Les prises de position de la presse de l’Association des Oulémas n’étaient pas révolutionnaires et ne pouvaient aboutir ni à la revendication de l’indépendance ni à cette dernière.»
Sur le 1er Novembre, il apporte un témoignage direct : «Dès la première année après le déclenchement de la Révolution, vu la virulence de leur hostilité, nous avons été amenés à condamner à mort trois illustres membres de l’Association : c’est là une révélation que je vous fais. […] Et après cela vous venez (en riant) nous dire que la Révolution c’est Ben Badis ; moi je vous dis qu’ils n’ont rien à voir avec la Révolution.» Il ajoute : «Pour revenir à un des chapitres secrets, assez compromettants pour ces Oulémas, je vous révèle que nous avons décidé au Caire d’arrêter Cheikh Ibrahimi et la délégation des Oulémas qui l’accompagnait dans son voyage à Baghdad afin de s’allier contre nous avec Noury Saïd. Finalement, et par respect pour son âge avancé, nous n’avions arrêté, au Caire, que la délégation qui l’accompagnait.
En ce qui concerne son fils Ahmed Taleb, je me rappelle maintenant que je l’avais un jour reçu à Tripoli (Libye) en sa qualité d’envoyé de l’Association des étudiants algériens pour une affaire de résidence. Nous avions passé la journée ensemble et juste avant de partir, il me dit, un peu gêné : “Je désire vous parler d’un sujet personnel”. Je lui ai répondu qu’il pouvait le faire, j’ignorais en effet sa véritable identité. Alors, il me dit : “Je suis Ahmed Taleb, le fils de Cheikh Ibrahimi, je vous prie de lui épargner l’arrestation par égard à son âge très avancé qui explique, sans doute, ses positions hostiles à la Révolution”.»
Et, avant de conclure sur ce point, Ahmed Ben Bella rappelle que le Cheikh a ainsi continué de toucher son salaire mensuel de 500 guinées versé par la Ligue arabe en vivant dans un palace quand, lui, ne percevait que 30 guinées en résidant dans un pensionnat. Il termine en précisant : «Nous le respections à partir d’un rapport de force qui nous était favorable.»Aucun texte des Oulamas, quel qu’en soit l’auteur, ne revendique l’indépendance avant la guerre. Tous les dirigeants avec des nuances plus ou moins prononcées ont dénoncé l’indépendance et, à leurs yeux, celle qui devait être arrachée «par le feu et le sang» relevait de l’entreprise criminelle.
A la lumière de ces faits, on peut mesurer l’imposture qu’il y a à vouloir faire des Oulamas les «précurseurs du 1er Novembre», un événement auquel &ils n’ont pas cru, même après sa réalisation.
Par Hend-Sadi, militant de la démocratie
Notes :
4)- Témoignage oral de Bachir Boumaza
5)- Messali Hadj, Mémoires de Messali Hadj 1898-1938, J. C. Lattès (p. 224)
6)- Messali Hadj, op.cit. (p. 233)
7)- Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Jeune-Afrique, (p. 136) 8)- Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, Casbah-Editions 2003 (p. 189)
9)- Mabrouk Belhocine, Courrier Alger – Le Caire, Casbah-Editions, p. 93 document n°6
10 El Badil n°8, février 1985 (pp. 27-28)